Navigation – Plan du site

AccueilActualitésAnalyses et comptes-rendus2013Adam Christophe, De Fraene Domini...

2013

Adam Christophe, De Fraene Dominique, Mary Philippe, Nagels Carla, Smeets Sybille (dir), Sexe et normes

Bruxelles, Bruylant, 2012
Guillaume Brie
Référence(s) :

Adam Christophe, De Fraene Dominique, Mary Philippe, Nagels Carla, Smeets Sybille (dir.), Sexe et normes, Bruxelles, Bruylant, 2012

Texte intégral

1Sexe et normes propose une lecture critique des modes de construction sociale de la délinquance sexuelle. La notion clé qui apparait au fur et à mesure de la lecture des différentes contributions est celle de complexité : complexité des modes de déclinaison de la délinquance sexuelle et de son traitement politico-médiatique ; complexité des réactions législatives, des modes de traitements pénaux et judiciaires ; complexité des situations vécues par les victimes et les auteurs. Cependant, si les différents contributeurs – juristes, psychologues, sociologues et criminologues – effectuent une déconstruction salutaire d’une supposée naturalité de la délinquance sexuelle, le lecteur n’échappe pas pour autant à des analyses qui reproduisent la vision dominante d’une nécessaire médicalisation des auteurs de violence sexuelle. Trois thématiques retiennent notre attention : la construction par les médias des violences sexuelles et les réactions législatives qui y répondent, la gouvernance des individus par la norme et la médicalisation des comportements sexuels.

2En premier lieu, des contributions s’intéressent à la construction médiatique de la délinquance sexuelle. En effet, la recension et la présentation des crimes sexuels dans l’espace médiatique façonnent l’opinion publique en exhibant des situations spectaculaires qui donnent à voir le délinquant sexuel comme la figure du mal moderne. Comme le note Dominique De Fraene, « au sommet de l’échelle de valeur de l’intérêt médiatique on retrouve la figure de l’homme prédateur compulsif poussé par un désir sexuel qui trouve à s’assouvir dans le viol et le meurtre d’une victime innocente » (p. 97). La construction par les médias de la délinquance sexuelle et de ses auteurs détourne l’attention du fait que la grande majorité des abus sur les enfants est commise par des adultes de leur entourage : des membres de la famille, des amis ou des voisins. Un effet d’occultation se réalise par l’exposition récurrente du « pédophile », violeur et tueur d’enfants. D’une certaine manière, le traitement médiatique, par les effets de censure et de mise en forme qu’il réalise, gouverne les conditions de possibilité des intentions expressives au sein de l’espace public. Comme pour chaque fait divers mettant en scène un agresseur sexuel et des victimes, l’embrasement médiatique est immédiat et on assiste à une surenchère de déclarations politiques, déclamées sur un ton toujours plus alarmiste et dramatique, au travers d’une énonciation de « mesures » là encore toujours plus lourdes concernant le contrôle pénal de ces individus. L’analyse des réactions législatives proposée par Michel Van de Kerchove met au jour un processus circulaire qui engendre des réactions de la part des pouvoirs législatif et exécutif. Précisément, les réactions des différents intervenants aux faits matériels constituent des évènements face auxquels peuvent réagir de façon concomitante la presse, les parents, l’opinion publique et les pouvoirs publics. Cette carte des rapports de force multiples montre en quoi la construction juridique est inséparable d’une série de mécanismes qui l’établissent, face aux peurs du moment. Autrement dit, cette contribution donne à voir en quoi des mouvements de réactions à certains évènements –l’affaire Dutroux, par exemple – participent d’une accélération du temps juridique.

3Ensuite, l’ouvrage pose la question de la norme et des possibilités légales qu’elle engendre pour punir. D’une certaine façon, on peut penser que l’application de la majorité sexuelle est arbitraire et interroge les possibilités – ou plus exactement l’impossibilité – de formaliser l’hypothèse d’une sexualité consentie par le mineur. Isabelle Watier rappelle comment les cours et tribunaux appliquent de manière stricte la présomption absolue d’absence de consentement des mineurs de moins de 16 ans à des actes sexuels. Dès lors, l’application de cette règle normative fonctionne comme un dogme à partir duquel le droit, dans sa construction et dans son application, préserve un certain ordre social et moral via la mobilisation d’une caution juridique à prétention objective. Autre élément de complexité amené par Isabelle Watier : comment mesurer objectivement la gravité d’un acte par rapport à un autre du point de vue du droit pénal ? En quoi, comment et pour qui un viol serait-il « plus grave » qu’un attouchement ? La réponse juridique, par la lourdeur des peines prononcées, constitue un point de vue normatif qui s’inscrit dans un choix politique régulateur. L’autorité juridique délimite un espace des possibles qui ne prend pas acte de la complexité des situations vécues. Au fond, cette contribution montre comment l’institution juridique impose une représentation de la normalité par l’âge du consentement et par le codage et le traitement pénal réalisés pour des pratiques sexuelles. À côté de cet effet propre du droit sur nos perceptions du normal et du pathologique, la contribution de Colette Parent propose la ligne réflexive suivante au sujet, cette fois-ci, de la prostitution : en fonction du postulat que l’on mobilise pour comprendre la prostitution, les travailleuses du sexe peuvent être définies comme des personnes qui opèrent des choix ou bien comme des victimes. La chercheuse montre de quelle manière ces personnes font l’objet de définitions et de représentations qui leur sont le plus souvent extérieures. Or, elle plaide pour un véritable paradigme de complexité qui propose de prendre en compte la multiplicité des situations sociales et des expériences de vie. Cette conscience de multidimensionnalité montre, en contre-point, la variabilité des situations vécues que le droit ou la médecine ne peuvent appréhender lorsqu’ils ont à traiter des comportements sociaux à partir d’un état d’orthodoxie, c’est-à-dire d’une croyance droite explicitement énoncée comme devoir-être, pour le dire comme Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1986). Cette complexité des situations vécues donne à voir des configurations qui échappent quelque peu aux diverses tentatives institutionnelles de mise en ordre des cas à partir d’une classification dichotomique du type auteur/victime. Sybille Smeets, qui traite de la réaction policière à la déviance sexuelle, montre notamment comment le traitement d’une affaire et la perception de sa gravité peuvent aussi être liés à la charge morale supportée par les policiers – qui, dans l’exemple rapporté, ont dû visionner des centaines d’heures d’auditions filmées de mineurs – et moins à celui des victimes. C’est tout le processus de reconstruction des faits par le judiciaire et leur traitement qui engage l’attribution du statut d’auteur ou de victime. De ce point de vue-là, Caroline De Man et Sarah Van Praet affirment « qu’une qualification lourde des faits ne signifie pas nécessairement que le comportement qu’elle sanctionne a été vécu comme problématique par la personne désignée comme victime » (p. 114). Mais il est vrai qu’il suffit de se mettre dans la logique complète du traitement judiciaire et pénal de la délinquance sexuelle pour comprendre qu’il n’y a pas autre chose à faire pour les agents chargés du contrôle dont les actions sont placées sous des contraintes structurales. Par exemple, la perspective de l’éradication absolue du risque de récidive entraîne les politiques publiques à jouer sur les registres alternés de la peur et de la sécurité pour imposer un « délire de rationalité ». Alice Jaspard indique l’impensable prise de risque des magistrats qui se questionnent sur la nécessité de l’enfermement des jeunes agresseurs sexuels dans la mesure où il est très difficile, selon eux, de repérer ceux qui seraient vraiment dangereux et qui risqueraient de recommencer. Plus largement, la question de la récidive est prégnante dans les discours sur la criminalité sexuelle et ajoute un surcroît de pression sur la pratique des magistrats lorsqu’ils doivent prendre des décisions concernant, par exemple, des libérations anticipées d’individus condamnés à des peines de prison pour ces crimes. Il est possible de rappeler ici que les faits divers très médiatisés consacrés aux « violeurs récidivistes » ne favorisent pas cet état de fait. Et pourtant, cette inquiétude est loin d’être fondée tant les taux de récidive sont bas en matière de violence sexuelle. Mais comme pour beaucoup d’autres problèmes sociaux, la raison statistique n’est pas la raison de l’action.

4De manière générale, l’ouvrage tend à dénaturaliser la délinquance sexuelle en montrant qu’elle est avant tout un « problème social » qui ne va pas de soi. Mais cette prise à contre-pied du traitement social de la violence sexuelle maintient néanmoins la question du soin comme nécessairement admise. La contribution du psychiatre Bruno Gravier propose une critique de la collusion du pénal et du médical à des fins de contrôle d’individus définis comme dangereux à l’aune d’une mise en critère contestable qui ne rend pas compte, selon lui, de la complexité des situations. Cette gestion des individus définis comme dangereux s’organiserait en réaction au traitement populiste qui est fait de leurs actes. On retrouve ici une critique à l’encontre d’un certain néo-positivisme criminologique qui promeut une gouvernementalité par le risque, comme le souligne Yves Cartuyvels dans la conclusion de l’ouvrage. Mais pour autant que cette critique soit importante, elle n’empêche pas ses promoteurs de s’inscrire, à front renversé, dans une plaidoirie en faveur d’une clinique du sens qui intéresse toujours, sous une autre version, la manière dont le soin devient une technique nécessaire pour faire fonctionner les dispositifs pénaux. Un exemple extrait de la contribution de Christophe Adam et de Philippe Mary nous semble paradigmatique de ce glissement opéré entre délinquance et maladie. Dans leurs analyses des représentations de la pratique clinique spécialisée selon le niveau d’expérience professionnelle – praticienne sénior versus praticienne junior – les auteurs expliquent que le discours éthico-moral et anti-stigmatisation, présent chez les plus jeunes fonctionnerait comme un discours rassurant par rapport à leurs « compétences fragilisées car naissantes » (p. 276). À l’inverse, les praticiennes chevronnées seraient en capacité de rendre compte objectivement de la dissymétrie entre elles et les condamnés au sujet de la différence à faire sur une sexualité « normale ». La critique du discours éthico-moral des praticiennes junior – qui considèrent le délinquant sexuel au même titre que les autres délinquants – constitue la traduction de la posture dominante en faveur d’une psychologisation de ces faits. Dit autrement, le plaidoyer de ces contributeurs pour une démarche clinique portée vers le sujet, promeut les mêmes visées que celle qu’elle dénonce : soigner le crime comme une maladie en vue d’organiser un redressage et un contrôle des conduites.

5Ainsi Sexe et normes donne lieu à un exercice critique à partir d’un positionnement théorique constructionniste du traitement social de la délinquance sexuelle. L’ensemble des contributions montre que la délinquance sexuelle se décline de manière plus complexe que ne le donnent à penser les registres médiatique et pénal notamment. Néanmoins, la prétention à une clinique du sens, comprise dans le cadre de soins pénalement ordonnés, pose question. La mobilisation en faveur d’une ingénierie de l’écoute et du travail d’exploitation de données d’anamnèse participe d’un mode de gouvernement des corps par la parole (Memmi, 2003) ; mode de gouvernement articulé à un souci de contrôler des vies potentiellement infâmes à partir d’un travail « d’autobiographies forcées ». Et les critiques portant sur les instruments d’évaluation du risque de la récidive ne dégagent pas leurs initiateurs cliniciens de cette conception d’un dispositif qui réprime et soigne. Cependant, un apport important de l’ouvrage est d’envisager avant tout les comportements de délinquance sexuelle comme des comportements sociaux qui gagneraient à être replacés dans leur contexte. Ce point de vue stimule la critique de la médicalisation de la délinquance sexuelle et invite à une confrontation épistémologique que la sociologie doit porter vis-à-vis d’un discours médicalisant qui tend à occulter la dimension proprement sociale de la criminalité sexuelle ainsi que son traitement pénal, différentiel en fonction du milieu social d’origine de son auteur (Bourgoin, 2008).

Haut de page

Bibliographie

Bourdieu Pierre, « La force du droit, éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, Volume 64, 1986, pp. 3-19.

Bourgoin Nicolas, Les chiffres du crime : statistiques criminelles et contrôle social (France, 1825-2006), Paris, L’Harmattan, 2008.

Memmi Dominique, Faire vivre et laisser mourir. Le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, Paris, La Découverte « TAP/Politique et société », 2003.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Brie, « Adam Christophe, De Fraene Dominique, Mary Philippe, Nagels Carla, Smeets Sybille (dir), Sexe et normes »Genre, sexualité & société [En ligne], Analyses et comptes-rendus, mis en ligne le 01 juin 2013, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/gss/2748 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gss.2748

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search