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2013

Gilligan Carol, Hochschild Arlie, Tronto Joan, Contre l’indifférence des privilégiés. À quoi sert le care

(édité et présenté par Patricia Paperman et Pascale Molinier)
Paris, Payot, 2013
Naïma Hamrouni
Référence(s) :

Gilligan Carol, Hochschild Arlie, Tronto Joan, Contre l’indifférence des privilégiés. À quoi sert le care (édité et présenté par Patricia Paperman et Pascale Molinier), Paris, Payot, 2013

Texte intégral

1Contre l’indifférence des privilégiés rassemble les essais les plus récents de trois chercheures états-uniennes dont la contribution aux études sur le care et le genre est déterminante : Carol Gilligan, Arlie Hochschild et Joan Tronto. Outre l’intérêt de présenter à un lectorat francophone la pensée mature de ces chercheures dont les premiers travaux précurseurs remontent aux années quatre-vingt, le livre remplit la promesse difficile qu’il s’est fait : démontrer, contre le préjugé d’une théorie trop souvent dépeinte comme sentimentale et faible, dont le champ d’application serait ridiculement borné aux seules relations intimes, que la théorie du care « déborde les frontières de toutes sortes » (p. 32) à l’intérieur desquelles ses détracteurs l’ont jusqu’ici enfermée. Il nous convainc que l’approche du care ouvre vers un paradigme théorique alternatif des plus prometteurs lorsqu’il s’agit d’envisager les enjeux publics entourant la domination de genre et la démocratie (Gilligan), l’expansion constante de la rationalité marchande dans nos sociétés capitalistes et les limites éthiques à lui imposer (Hochschild), et la justice globale (Tronto). Ce qui soude les trois essais et tisse en même temps le fil conducteur du livre, c’est cette volonté affirmée de « désenclaver le care » (p. 29) partagée par les auteures.

2Le potentiel de la théorie du care pour repenser les pratiques démocratiques et le féminisme est d’entrée de jeu confirmé par le premier essai « Résister à l’injustice », signé par la théoricienne du développement moral Carol Gilligan. Dans cet essai d’une érudition exceptionnelle, l’auteure avance deux idées importantes qu’elle avait approfondies dans l’un de ses plus récents ouvrages Joining the Resistance (2011). D’abord, il s’agit de défendre la thèse selon laquelle la « voix différente » qui faisait l’objet de ses premières publications, une voix articulée en termes de care et de responsabilité, est « une voix éthiquement résistante » (p. 54) à l’oppression et à l’injustice. Voilà une thèse forte pour l’auteure d’Une voix différente (2008), un bestseller qui fut trop souvent interprété – à tort – comme reconduisant une conception essentialiste de « la » femme et faisant l’éloge pervers de son sens de l’abnégation. L’intérêt de cet essai est qu’il rallie ses découvertes réalisées au plan de la psychologie du développement à une véritable politique de la résistance éthique à l’injustice. La reproduction de la domination de genre dont souffrent les femmes, mais également les hommes dans la mesure où ils sont aussi soumis à cette dictature du genre, est assurée, selon Gilligan, par ce qu’elle appelle « l’initiation » au patriarcat (p. 60). C’est-à-dire qu’elle passe par les processus de socialisation dans des rôles de genre, rôles non seulement dichotomisés, mais hiérarchisés, qui confinent les garçons à une identité « séparée » des autres et enferment les filles dans un rôle de « bonne fille » où le souci des autres est assimilé à l’oubli de soi. L’auteure se réfère à des recherches qui suggèrent que ce n’est qu’à l’adolescence que les garçons sont amenés à réinterpréter leurs amitiés comme enfantines et immatures, et à envisager l’entrée dans le monde adulte comme exigeant obligatoirement la rupture des relations aux autres. Les recherches montrent également que les filles, à cette même époque, révisent leurs désirs profonds, ayant compris assez rapidement que la « réussite » en ce monde aride et marqué par une culture exécrant les relations, les émotions et le corps, suppose d’elles qu’elles adoptent un mode d’existence masculin, qu’elles apprennent à dévaloriser les relations au profit de la performance et, plus concrètement, à fuir les tâches de care. Bref, dans un contexte institutionnel et culturel de domination de genre, la seule voie vers l’émancipation est celle, pathétique, de l’imitation. Cette « initiation » aux rôles de genre qui survient vers l’adolescence, créerait, selon les mots de Gilligan, une « rupture traumatique des relations, une rupture qui est nécessaire à l’établissement de l’ordre patriarcal » (p. 49). Elle entraînerait une dissociation par rapport à ce que les enfants ressentaient vraiment avant que cette étape de l’initiation ne soit franchie. Cela, Gilligan l’identifie comme la « perte de la voix et de la mémoire » (p. 50). Mais cette voix n’est jamais complètement perdue. Elle est seulement enfouie, oubliée. Et il est possible de la reconquérir. D’où l’optimisme indéfectible de l’auteure.

3Si la « voix » est seulement « enfouie » en soi, et jamais totalement perdue, c’est qu’elle correspond plus véritablement à ce qu’est l’être humain : un homo empathicus, un être empathique, un être-en-relation, mû dès la naissance par le désir de compréhension mutuelle. C’est précisément ce que soutiennent de plus en plus de chercheurs en neurobiologie et en anthropologie évolutionniste, dont les découvertes remettent aujourd’hui en question le présupposé voulant que « l’homme est un loup pour l’homme », présupposé au fondement d’une longue tradition de la pensée politique et économique. Souligner que ce changement radical de paradigme, qu’ont d’abord cherché à initier les théoriciennes du care depuis plus d’une trentaine d’années, reçoit désormais une telle caution scientifique est le second point important apporté par Gilligan dans cet essai. Ces découvertes scientifiques forcent à un changement de perspective et, partant, à un déplacement de la question de recherche : il ne s’agit plus de demander comment on acquiert cette capacité de se soucier des autres, mais bien plutôt de demander comment on en vient à perdre cette capacité innée, et comment on peut alors prévenir une telle perte. La résistance à l’injustice, si l’on suit les propos de Gilligan, passe par la résistance à « l’initiation ». C’est dire qu’elle exige que nous défiions les injonctions au genre, que nous revendiquions la participation de la voix du care, une voix éthique féministe, au débat public. Que nous soyons simplement humains. Bref, que nous nous engagions à émanciper « la démocratie à l’égard du patriarcat » (p.  44).

4Le deuxième essai du livre, « Éthique du care et capitalisme émotionnel » est une contribution à un débat qui gagne en importance depuis quelques années en philosophie morale et en sociologie : le débat entourant la marchandisation progressive de divers biens et services qui en étaient auparavant protégés, et les limites éthiques qui devraient lui être imposées. Divers services de care sont en effet à notre portée : nous pouvons embaucher des « coachs de l’amour », des organisateurs d’anniversaire et de mariage, des conseillers qui aident les enfants à aller au pot, des « amis » qui accompagnent les personnes âgées, etc. Si les penseurs communautariens ou égalitaristes ont déjà présenté des critiques intéressantes d’une telle commercialisation des sentiments, la critique que soumet la sociologue féministe Arlie Hochschild se démarque par son originalité. Elle est d’autant plus pertinente et forte que l’auteure appuie ses analyses sur des études de terrain. Si la marchandisation des sentiments est moralement problématique pour Hochschild, ce n’est pas essentiellement parce qu’elle découlerait d’inégalités sociales sous-jacentes ou qu’elle comporterait le risque de pervertir l’amour véritable. C’est parce qu’elle « nous pousse insidieusement à nous détourner des expressions du care dans tous les domaines de notre vie privée » (p. 71). Elle incite les individus à déléguer à des fournisseurs de services payés les tâches qui relèvent du care, se privant ainsi de l’expérience quotidienne de ce que Marcel Mauss aurait appelé l’échange de dons.

5En analysant des propos recueillis auprès de personnes ayant recours au « capitalisme émotionnel », l’auteure met en lumière trois conséquences de ce qu’elle appelle le « débordement de la pensée mercantile » (p. 71) jusque dans la sphère de la vie intime. Elle montre dans un premier temps qu’alors que divers services de care de substitution sont désormais offerts, les individus en viennent à se désinvestir et se déresponsabiliser par rapport à des activités qui auraient dû symboliser l’affection qu’ils portent à un proche, et qu’ils disent regretter ce désinvestissement. Les services offerts par le capitalisme émotionnel transformeraient également la manière de penser sa propre identité, à titre de produit ou de marchandise. Cette deuxième critique prend tout son sens à la lumière des entretiens menés par la chercheure auprès d’une femme, entre autres, ayant eu recours aux services d’un « coach de l’amour » et aux sites de rencontre sur le net. La logique marchande prévaut évidemment lorsqu’il s’agit de procéder à la rédaction d’un profil, de créer une image de marque, de telle sorte que le dit profil suscite le meilleur « retour sur investissement » possible (p. 82). L’analyse de l’entretien laisse voir la distorsion dans le rapport à son identité propre que crée une telle mise en vente de soi-même. Le « débordement » de la rationalité économique mènerait enfin les individus à se soucier davantage du résultat à obtenir que de la relation, fragile toujours, qui se tisse au travers des activités de care, et cela au détriment de ces relations. C’est le cas des personnes qui embauchent des professionnels qui aident leurs enfants à arrêter de sucer leur pouce, par exemple.

6L’essai de Hochschild nous laisse cependant sur notre faim. Il est décevant, en effet, que l’auteure de The Second Shift (1988) se garde de se prononcer sur les raisons qui pourraient expliquer l’expansion extraordinaire de la commercialisation des sentiments depuis les dernières décennies. Elle se contente de constater, en conclusion, que chacun tente de ménager, à la mesure de sa capacité de résister, un espace de vie intime à l’abri des intrusions de la rationalité économique. Mais elle ne se prononce jamais sur les différents facteurs politiques, institutionnels et culturels qui incitent ou contraignent les individus à recourir à l’achat de care. Elle se prive ainsi de la formulation d’une critique politique beaucoup plus radicale de l’organisation de nos sociétés marquées par l’idéologie du travail salarié et la division genrée, sociale, raciale et globale du travail. Si l’on doit avoir le temps de donner du care aux autres et à soi-même, le travail salarié ne doit plus engloutir tout le temps libre des hommes et les femmes ne doivent plus être contraintes à la double journée de travail. C’est dire qu’une réelle prise en compte du care exigerait une complète réorganisation du travail, aussi bien sur le marché que dans la famille.

7Dans le troisième essai, « Particularisme et responsabilité relationnelle en morale », la penseure politique Joan Tronto se lance un défi de taille. Il s’agit de fournir une justification forte à nos obligations à l’égard des habitants des pays les plus pauvres du globe et cela, non pas à partir d’une approche universaliste, mais bien particulariste, une caractéristique fondamentale de l’éthique du care. Or, on le sait, les éthiques particularistes, essentiellement représentées par des communautariens jusqu’ici, ont généralement eu l’implication contraire, soit celle de restreindre la portée de nos obligations morales et de nier que nous ayons quelques responsabilités morales qui puissent transcender les frontières de l’État-nation. C’est la raison pour laquelle les enjeux de justice globale sont généralement traités à partir d’éthiques de la justice « substantielles » et universalistes, qu’elles s’inscrivent dans l’horizon des théories conséquentialistes, comme chez Peter Singer (2002), ou déontologiques, comme chez Thomas Pogge (2008). Tronto veut montrer que l’éthique du care peut non seulement donner une justification plus sensée de nos obligations vis-à-vis des autres citoyens du monde, mais qu’elle peut également offrir une motivation plus forte à l’agir moral. Si l’auteure parvient à nous convaincre du premier point, un doute persiste quant au second.

8Deux points fort intéressants peuvent cependant être retenus. L’éthique du care, en tant qu’elle envisage les questions de justice globale, doit d’abord reposer sur une conception relationnelle, plutôt que « substantielle » ou principielle, de la responsabilité morale. L’auteure s’inscrit ici dans la voie défrichée par des philosophes féministes comme Soran Reader (2003), Iris Marion Young (2011) et Margaret Urban Walker (2007). Suivant cette conception, les responsabilités morales qui nous incombent à l’égard d’autrui ne peuvent pas dans tous les cas être déduites de principes de justice formels. Ce qui fonde l’obligation morale, c’est la relation. Or cette relation n’a pas pour autant à en être une de proximité, d’intimité. Au contraire, elle peut être une relation historique, ou encore institutionnelle. C’est en ce sens qu’il devient possible de concevoir les obligations qui nous lient aux autres habitants du monde à partir d’une telle conception relationnelle de la responsabilité morale : « le simple fait d’être en vie et la nature de la vulnérabilité humaine, écrit Tronto, placent chacun en relation avec les autres et le plongent immédiatement au cœur d’un réseau de relations dont découlent des responsabilités » (p. 111). Ensuite, le particularisme de cette éthique implique de se soucier des autres et de se responsabiliser à leur égard non pas en vertu de cette humanité que nous partageons, c’est-à-dire des caractéristiques qui nous font tous semblables, mais en vertu de ce qu’ils ont de particulier, en fonction de leurs besoins propres. Le fait que ces responsabilités qui nous lient à eux soient particulières ne diminue en rien l’importance morale à leur accorder. Des responsabilités particulières peuvent être aussi contraignantes, voire l’être encore davantage, que les obligations universelles. En somme, Tronto déploie dans cet essai les prémisses d’une éthique globale du care dont les pleins potentiels restent encore à être explorés plus en profondeur.

9Si le care a jusqu’ici intéressé des femmes au premier chef, ce n’est pas parce qu’il s’agit là d’une activité et d’une éthique relevant de la vie intime plutôt que publique, d’une affaire de charité plutôt que de justice ; les trois essais de ce livre suffisent à nous en convaincre. C’est au contraire parce que les injustices de genre les plus insidieuses qui persistent dans les démocraties libérales contemporaines trouvent leur ancrage dans une division du travail qui assigne (encore) les femmes, mais également d’autres groupes sociaux minorisés aux activités de care, et qu’elles s’appuient sur leur dénigrement culturel. L’indifférence des classes intellectuelles et politiques, « l’indifférence des privilégiés » vis-à-vis du care est, en ce sens, loin d’être anodine aucun désintérêt politique ne l’est. Ceux qui méprisent le care sont souvent ceux qui en tirent le plus grand bénéfice, même s’ils s’obstinent à le nier… La conviction qui nous habite après avoir refermé ce livre aussi rafraichissant que stimulant intellectuellement – aussi bien pour un lectorat néophyte que pour les spécialistes du care –, c’est que l’approche du care s’inscrit définitivement dans une lutte plus large pour l’émancipation de l’humanité, fournissant des angles conceptuels nouveaux pour la repenser.

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Bibliographie

GILLIGAN Carol, Une voix différente. Pour une éthique du care (trad. A. Kwiatek), Paris, Flammarion, 2008 [1982].

GILLIGAN Carol, Joining the Resistance, Cambridge, Polity Press, 2011.

HOCHSCHILD Arlie R., The Second Shift, New York, Avon, 1989.

POGGE Thomas, World Poverty and Human Rights. Cosmopolitan Responsibilities and Reforms, Malden, Polity Press, 2008 [2002].

READER Soran, « Distance, Relationship and Moral Obligation », Monist, 86, 3, 2003, pp. 367-381.

SINGER Peter, One World. The Ethics of Globalization, New Haven, Yale University Press, 2002.

WALKER Margaret Urban, Moral Understanding: A Feminist Study in Ethics, New York, Oxford University Press, 2007 [1998].

YOUNG Iris M., Responsibility for Justice, New York, Oxford University Press, 2011.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Naïma Hamrouni, « Gilligan Carol, Hochschild Arlie, Tronto Joan, Contre l’indifférence des privilégiés. À quoi sert le care  »Genre, sexualité & société [En ligne], Analyses et comptes-rendus, mis en ligne le 01 décembre 2013, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/gss/2907 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gss.2907

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